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Quand le médecin m’a expliqué qu’il allait me retirer une tumeur sur le nerf auditif, les souvenirs sont revenus d’un coup. J’ai pris mes affaires, je l’ai salué, je crois, j’espère, je me suis retrouvée sur l’avenue de Lausanne, j’ai marché jusqu’au lac. Dès que je ralentissais, les souvenirs se rapprochaient comme des boules de neige ou de tissu très lourdes qui allaient m’écraser. Devant le port de plaisance, j’ai senti qu’ils allaient me jeter dans l’eau, me noyer entre les voiliers.
La petite voix réapparut à cet instant. Comme vingt-huit ans auparavant, elle me dit : «Marche.»
J’ai accéléré le pas. Je ne cessais de me répéter : «Je raconte tout à Jérôme en arrivant à la maison…»
Je m’arrêtai sur un sentier de sable alors qu’il faisait nuit. J’avais dû marcher des heures. Je rebroussai chemin. Je retrouvai l’avenue du Lac, le pont, la maison.
Tu étais dans le salon. Je t’ai raconté le médecin, la tumeur, l’opération, les risques. J’ai ouvert la bouche pour te dire ce que je te cache depuis vingt-huit ans, mais j’ai senti ma peau glisser au bas de mes joues.
Tu as très bien vu. Tu es resté silencieux. Ton sourcil gauche s’est levé très haut. Ta bouche s’est abaissée sur la droite. Ton sourire en diagonale. Depuis le premier jour, ton sourire tient les souvenirs en respect.
Tu m’as raconté l’histoire de cet ambassadeur de France alcoolique qui se prenait pour le roi de Zambie mais je ne sais même pas où est la Zambie ! Et comme depuis vingt-huit ans, j’ai pensé à autre chose. J’ai même bien dormi cette nuit-là.

Le lendemain matin, les souvenirs revenaient. Tu l’as très bien vu. Tu m’as lancé :
— Je pourrais prendre ma matinée et on va se promener?
— Non, j’ai des trucs là, Jérôme…
— Ah très bien, à ce soir alors, mon amour. Je ne t’ai pas répondu. Les souvenirs insistaient.
Tu as fait une nouvelle tentative :
— Sinon, on pourrait aller retourner les plates-bandes du potager?
— Non, Jérôme, je te promets, ça va.
— Ok Ok, à ce soir, mademoiselle.
— Oui, oui.

Je devais être seule. C’est là qu’est apparue l’idée : si je ne parvenais pas à te le dire, il fallait te l’écrire.
Je me suis installée devant le bureau de ta mère mais, avant de commencer, j’ai appelé Jean. Il gardera ce texte dans le coffre de son étude et ne te le remettra que si l’opération se passe mal.
Depuis, chaque matin, je m’y mets. J’ai même un petit cérémonial. Je m’assois devant le bureau. Je taille un, deux, trois crayons. Je regarde la vue… J’ai besoin de cette vue pour commencer.
Le plus souvent, il y a ce brouillard sur le lac, surtout ces derniers jours, il fait comme un cocon autour de la maison. Autour de moi. Comme la terre sur mes paupières.
Je regarde le garage. J’aime ce garage. C’est drôle, dans cette maison, les gens admirent les colonnes ou la terrasse en bois, moi c’est ce vieux garage en pierre qui s’enfonce dans le gazon. Je regarde ses murs épais, sa grande porte… et les souvenirs reviennent.

Mon père avait tout le temps peur pour moi. Chaque matin, il me répétait : «Ne traîne pas en allant à l’école, ne parle à personne. Si on t’adresse la parole, réponds toujours poliment. Si on te traite de sale Tutsie ou de cancrelat, ne réponds rien. Dès que la classe est finie, rentre, rentre vite.»
Il m’avait expliqué que, depuis 1990, la guerre entre le Front Patriotique Rwandais tutsi emmené par Kagame et l’armée rwandaise aux mains des Hutus faisait rage. Le FPR contrôlait la moitié du pays et occupait des positions à quatre-vingts kilomètres de Kigali. La tension ne cessait de monter.
Il insistait à chaque fois : «Nous n’avons rien à voir avec ce FPR… On entend de plus en plus que les Tutsis vont rétablir la monarchie, asservir de nouveau les Hutus… ça ne nous apportera rien de bon…»

Ma mère n’avait pas l’air de réaliser. Elle s’était découvert une nouvelle passion : le tricot. Elle tricotait des pulls, des jupes, des napperons, dont nous n’avions nul besoin. Quand la laine se mit à manquer, elle continua à tricoter. Elle restait le plus souvent dans la maison, entrechoquant ses aiguilles sans fil.
Quand Papa emmenait ses vaches pâturer, il ne voulait pas me laisser avec maman à la maison : «Encore ta mère, je ne crois pas qu’ils lui fassent grand-chose, mais toi…» Dès qu’il partait, j’allais vivre chez sa sœur, Honorine. J’en étais très heureuse, je n’aimais pas me retrouver seule avec maman et le clic clic de ses aiguilles.

Les Hutus cachaient de moins en moins leurs sentiments. Le professeur de physique, quand l’un des élèves tutsis osait poser une question, se tournait vers lui d’un air de dire : «Mais tu es encore là ?… » Il ne lui répondait jamais.
À la sortie des cours, des élèves hutus nous lançaient en riant : «Bientôt vous ne serez plus là ! Ha, ha, ha ! Bientôt! Bientôt!»

Dans les mois qui précédèrent le génocide, mon père se mit à écouter la Radio Mille Collines des extrémistes hutus et à lire leur journal : Kangura.
Ils serinaient les mêmes choses : «Les Hutus sont le peuple originel du Rwanda… Les Tutsis sont arrivés bien plus tard de leur vallée du Nil… Ils ont colonisé les Hutus pour en faire leurs esclaves… Les Tutsis n’ont jamais digéré que les Hutus prennent le pouvoir de la nouvelle République il y a trente ans, ils tentent de le récupérer par tous les moyens… Ils ont échoué jusqu’à maintenant mais aujourd’hui le FPR a conquis la moitié du pays… Les Tutsis arrivent… S’ils triomphent, ils voleront de nouveau la terre des Hutus, ils les réduiront en esclavage, c’est dans leur nature, c’est un peuple d’aristocrates, ils ont asservi les Hutus pendant quatre siècles – certains chroniqueurs allaient jusqu’à huit –, ils veulent les asservir de nouveau, ils méprisent les Hutus. La preuve : quand les vaches des Tutsis viennent paître sur des parcelles hutues, ils ne viennent pas s’excuser, ils se taisent de toute leur hauteur… ils complotent… ils approchent… Tout Tutsi est complice du FPR…

Tout Hutu qui pactise avec les Tutsis est complice du FPR… Les ennemis sont partout… Si nous ne sommes pas vigilants, si nous ne les combattons pas, ils triompheront de nous, nous perdrons nos terres, et le pouvoir des rois tutsis reviendra…»
Nous ignorions que certains, dans les partis politiques, les universités, les ministères, au palais présidentiel, doutant d’une victoire sur le FPR, avaient trouvé le moyen de régler le problème une fois pour toutes : supprimer tous les Tutsis.

[…]
  • Magnifique est magnifique d’innocence, de pureté, de sidération.

    Jérome Garcin, L’Obs ( Source )
  • Autant de réalisme que de délicatesse.

    Jean-Claude Perrier, Livres-Hebdo ( Source )
  • Un cinquième roman puissant et sombre.

    Armelle Le Goff, Le Point ( Source )
  • Beaucoup de justesse.

    François de Labarre, Paris Match ( Source )
  • Ce livre s’envole et nous élève.

    David Lelait-Helo, Femme Actuelle ( Source )
  • C’est bouleversant.

    Jérôme Garcin, La Provence ( Source )
  • Étourdissant.

    Diane Gautret, Famille Chrétienne ( Source )
  • Un petit bijou écrit avec pudeur et justesse, à lire absolument.

    Sandrine Bajos, Le Parisien
  • Magnifique brille par son absence de pathos.

    Jean-Rémi Barland, La Provence ( Source )
  • Une lecture particulièrement bouleversante.

    Manon de Oliveira, Le Pays Briard ( Source )
  • On n’en sort pas indemne.

    Anne Fulda sur CNEWS ( Source ) ( Source )
  • L’évènement littéraire de la rentrée.

    Gérard Collard sur France 5 ( Source )
  • Un texte puissant.

    Jérôme Garcin, le Masque et la plume, France inter ( Source )
  • J’ai adoré.

    Olivia de Lamberterie, le Masque et la plume, France inter ( Source )
  • Il y a des livres comme ça qui écrasent tous les autres.

    Gérard Collard, Sud Radio ( Source )
  • Un roman absolument splendide.

    La ligne de coeur, Radio Télévision Suisse ( Source )
  • Un livre qui permet de comprendre la complexité de la crise.

    Louis Daufresne, Radio Notre-Dame ( Source ) ( Source )
  • Un livre saisissant, incroyable.

    Laetitia de Traversay, RCF ( Source )
  • On est happé par l’histoire de Magnifique.

    Sylvia Depierre, France Bleue ( Source )
  • Un livre magnifique sans faire de jeu de mots.

    Guillaume Colombat, Cité Radio ( Source )
  • C’est très beau.

    Bernard Weil, La French Radio ( Source )
  • Ce livre redonne du sens au mot littérature.

    Gérard Collard, La Griffe noire ( Source ) ( Source )
  • Une écriture sobre, ardente, un récit-pépite qu’on lit d’un seul jet.

    Martine Pétauton, La Cause Littéraire ( Source )
  • C’est magnifique.

    Alain Boinet, Défis humanitaires ( Source )
  • Une voix frêle et forte. Inoubliable.

    Laurent Perpère, Lejournal.info ( Source )
  • Une lumière crue sur des événements insupportables que seule une histoire d’amour pouvait peut-être réparer.

    Karen Lajon, La vie en noir ( Source )
  • Une femme qui, une fois le livre refermé, reste auprès de vous.

    Aurélie Colomes, mesmotsdanslesleurs ( Source )
  • Une histoire d’amour bouleversante.

    Estelle Gueï, Kiss City Mag ( Source )

Moi Wladimir Wladimirovitch, grand- duc de toutes les Russies, prince de Kazan, duc de Grozny, tsar quelques jours… si ce n’avait été le peuple russe et son goût détestable pour les révolutions, j’ai fauté… et j’ai tellement fauté que je suis en train de crever dans un sanatorium suisse. Quand ai- je commencé à fauter ? Quand je me suis installé au bordel ? Quand j’ai tué Raspoutine ? Quand je chassais l’homme dans les plaines de Pskov ? Quand je me suis marié à Biarritz ? Quand, quand, quand ? Je ne sais plus quand mais en tout cas j’ai fauté et il fallait que je sois puni. Commençons, commençons… Commençons par les filles, non, par la chasse à l’homme, non, par mon mariage, non, parlons de la Russie, parlons de Raspoutine, je me sens vivant aujourd’hui alors qu’hier j’étais à moitié mort. Qui a eu l’idée ? Je ne me souviens plus, nous étions dans le grenier de la Doubrovka, la danseuse, enfin, je ne sais pas si elle a jamais dansé mais quand on voyait ce corps « en baguette de chef d’orchestre » que même l’alcool ne parvenait à tordre et ses pointes sur les verres de vodka, on ne pouvait penser à autre chose qu’à une danseuse. Quand on voyait les seins énormes posés sur ce corps, on se demandait ce qu’ils venaient faire là (note Greta, note) et on pensait à tout autre chose. Anna dansait nue sur la table du salon au son des violons que nous ne voyions pas – cachés derrière le canapé, les frères Semionov n’avaient pas le droit de tourner les yeux vers nous, de bons Juifs, très doués pour la musique – quand une conversation sérieuse arriva. Un peu comme les seins d’Anna, on se demandait comment elle était arrivée là.

— Ça ne peut plus durer.
— Non, ça ne peut plus durer, nous sommes en guerre après tout, dit un officier de la Garde.

Cette guerre paraissait bien loin des pointes d’Anna qui plongeaient dans le verre pilé et en ressortaient aussitôt comme d’une eau glacée.

— Oui et nous sommes ridicules.
— Ridiculisés par ce moujik.
— Encore aujourd’hui, pour le remplacement du vice- directeur de la police criminelle, Zouranov qui lorgnait le poste depuis vingt- cinq ans s’est fait doubler par un protégé de…
— La vieille folle !
— Exactement ! La vieille folle mais surtout son chien, son fornicateur de chien. Il a mis le Gorowitz, l’infâme Gorowitz, ce chien de Polonais, on a déjà les Baltes, il faut qu’on ait les Polonais, ce Gorowitz qui a escaladé le mont Tibet et soigne les migraines de Sa Majesté la folle avec des feuilles de laurier eh bien, messieurs… mesdames… c’est lui qui va diriger le service des enquêtes criminelles de toutes les Russies.

Je n’écoutais que distraitement. J’admirais comme chaque fois les seins de la Doubrovka, la crème huîtrée sur le bord des tétons, tantôt s’arrêtant sur la corolle, tantôt poursuivant sa route, semblant faire la course avec le sang sur les pentes veinées de bleu, une goutte dissidente s’exilant parfois sur un poil blond. Anna restait à genoux sur la table en verre et semblait ignorer ce qu’on faisait d’elle, les mollets dans la vodka, le dos droit, comme ces danseuses asiatiques qui attendent les pétales. Parfois ses mains remontaient ses seins durs, ce qui portait notre jouissance à son comble. Ils devenaient alors deux monts de glace vanille éclairés par les bougies jaunes, deux « dômes de nuages » comme dans la vitrine du pâtissier Karglovski. Où sont- ils ces seins aujourd’hui ? En train de geler en Sibérie comme des millions d’autres pour la « libération du peuple russe » ah ah, il n’y a vraiment que les Russes pour gober un truc pareil, ou de se promener sur une tunique entre l’ordre du drapeau rouge et la croix du héros soviétique… il faut bien vivre, je ne t’en veux pas la Doubrovka, ou coupés pendant les journées d’Octobre, il paraît qu’ils faisaient ça dans les beaux quartiers, couper les seins et regarder les femmes de la haute se vider de leur sang, elles avaient toujours le réflexe de mettre leurs mains sur les deux trous rouges… mais leurs mains n’étaient jamais assez grandes, elles mouraient dans l’heure, dans les deux heures pour les plus paresseuses, cette paresse à mourir, cette tare qui semblait les poursuivre jusque dans leurs derniers instants, la paresse de notre caste qui n’en finissait pas de mourir. La mort allait être paresseuse avec nous. Les femmes de chambre mouraient plus vite, une heure grand maximum. Il paraît que ce sont des souffrances atroces, le cœur pompe, tente de racler les veines pour pomper encore mais ne récupère qu’un fond d’air, comme un fond de gamelle vicié, on a mal à la tête puis on vomit, mais on ne vomit rien, et puis le cœur râpe, râpe tout ce qu’il trouve, mais ne trouve pas grand- chose, râpe encore autour de lui, râpe les jambes, on tombe imaginant trouver un peu d’air sur le sol mais on ne trouve rien, alors le cœur se venge, il se venge en se recroquevillant sur lui- même, il paraît que ce sont là les souffrances les pires, ce cœur qui se serre, qui se blottit comme un enfant se blottirait contre le corps de sa mère, et qui tire, c’est dans cet étirement du cœur, ce cœur qui se pétrifie et se répand dans tout le corps, ce cœur qui devient membrane de goudron enserrant tous les membres, dans ce cœur qui tente d’attirer à lui tout ce qui l’entoure que la vie défile, qu’est- ce qui pouvait bien défiler dans la tête de ces femmes ? Des bals… sûrement des bals, et des amants… des bals et des amants, voilà pour une vie, peut- être des enfants… et sûrement des voyages, et qu’est- ce qui pouvait bien défiler dans les yeux de ceux qui les regardaient, dans les yeux de ces hommes en blouse grise qui découvraient les accoudoirs Empire et le château petrus ?… Plus tard, j’ai dit plus tard. Ou non. Maintenant. Je crois qu’ils ne pensaient à rien justement. Ils jouissaient du spectacle. Je ne connais pas les moujiks, je ne les ai aperçus qu’à travers les vitres du wagon impérial. Je ne connais pas les révolutionnaires. Le spectacle… des enfants qui aiment le spectacle, il fallait les voir quand on a fait l’expérience du théâtre gratuit au Mariinsky, bien une idée française ça le « théâtre pour le peuple », il fallait les voir tous ces moujiks, il fallait voir leurs traits, tout d’un coup des petits garçons émerveillés, elle a peut- être commencé là la révolution, quand on a offert le théâtre au peuple, quand on lui a apporté le cinéma dans les villages, il a voulu plus de spectacle, plus d’acteurs, plus de flammes, plus de tout, il a voulu le théâtre partout, alors il l’a fait partout, dans tout le pays, la plus grande scène du monde, et qui jouait sans fausse note, avec flammes, orchestre, répliques et tragédies, c’était probablement les mêmes petits garçons émerveillés qui regardaient les femmes mourir, sans penser, sans même peut- être penser à mal, ils y penseraient après, se repentiraient après, pour le moment ils jouissaient, ils jouissaient avec un air rigolard, en buvant du rouge de France, et le spectacle était éblouissant, le visage, toutes les expressions qui défilent, ça, les plus grandes actrices n’y parviendraient pas, la peur d’abord puis, le coup donné, l’étonnement, puis une sorte d’absence, les traits semblent abandonnés, sans conduite quelques instants, comme si la femme avait quitté la scène et se demandait quel étrange spectacle on joue devant elle, puis très vite, s’apercevant que c’est elle qui joue et qu’elle tient le rôle- titre, de l’incrédulité. Le fait qu’elles restent debout aussi, pas une, avant de s’écrouler pour le dernier acte, ne songe à s’asseoir, les costumes, le plus souvent des robes blanches d’intérieur avec parfois des rubis, des diadèmes, la richesse des couleurs, ce rouge qui descend sur le blanc, sur les bretelles, le bustier, enserre la taille, s’attarde sur la ceinture, attaque le jupon et toutes ses dentelles en abaissant leurs voiles, avant d’en venir aux bas… aux bas et aux chevilles… une mer rouge et invisible qui aurait noyé les femmes à l’envers. Plus le visage blanchissait, plus les jambes rougissaient. C’était un spectacle d’autant plus fascinant qu’il était muet, aucune ne criait, parfois une habilleuse ou une cuisinière se permettait un gémissement mais le plus souvent c’était dans le silence – étonnamment les spectateurs aussi se taisaient – que se déroulait la scène.

Je vous avais dit. Plus tard. Mais vous êtes impatients. La suite donc. Je me souviens de la suite. Je me souviens que nous sommes descendus dans la rue, je me souviens que Félix marchait à côté de moi, je me souviens que la lune projetait des paillettes bleues derrière nos talons, je me souviens que nous étions pleins de nous, que chaque seconde était gavée de présent, mais je ne me souviens pas qui de nous deux a dit : « Nous allons le tuer. » Nous n’avons ensuite plus rien dit et nous sommes dirigés chez le député Pourichkevitch. Il devait être sept ou huit heures du matin. Il ne fut pas surpris en nous ouvrant la porte. Je crois pourtant que Félix était habillé en femme.

— Altesses, nous accueillit- il.
— Excellence.
— Nous venons vous voir parce que nous pensons qu’il faut tuer Raspoutine.
— Je le pense également.
— Mais comment nous y prendre ?
— Raspoutine aime les grands noms, l’un de vous gagnera sa confiance et dès que ce sera chose faite, on le tuera.
— Mais comment ?
— Poison, pistolet, noyade, on verra bien.

Nous nous levâmes tous les trois en même temps. Du thé aurait été déplacé. Félix rejoignit sa garçonnière. Je rejoignais le front.

[…]

  • « Qui êtes-vous Jean-Félix de La Ville Baugé ? »

    Vidéo sur Web tv culture ( Source )
  • Vidéo de présentation du livre par l’auteur

    Vidéo des Editions Plon ( Source )
  • Odyssée d’un grand duc à la dérive qui n’avait jamais vu de moujiks qu’a travers les vitres du wagon impérial, fiévreuse, poétique, noire, sanglante ou burlesque tour a tour.

    Télé Z ( Source )
  • Portrait décadent et tragique d’une certaine société russe. Bouillonnant, haut en couleur.

    La Liberté (Suisse) ( Source )
  • Un récit halluciné sur la chute.

    Le Figaro ( Source )
  • Destinée capricieuse et tragique d’un personnage pris dans la tourmente de l’histoire racontée de manière brillante et subtile. 

    Livres Hebdo ( Source )
  • Le narrateur lucide, sceptique, sans illusion sur sa classe sociale ni sur quoi que ce soit d’autre ; l’évocation de la Révolution et de la guerre civile et de l’effroyable violence qui s’y déploie ; le ton, parfois poétique, parfois émouvant, parfois brutal ou empreint d’humour noir… Les poèmes qui jalonnent le récit… j’ai dévoré […]

    François Taillandier
  • Une fresque russe à la fois éclatée et très maîtrisée.

    Andreï Makine
  • C’est magistral et les changements de ton donnent vie à ce drame. Un grand livre qui ferme les portes.

    Michel Déon
  • Un roman superbe – dur, puissant et poétique, ponctué de dialogues à la limite de l’absurde et de poèmes d’une précision évanescente de haïkus, posés comme des perles dans la boue du monde pour dire, malgré tout le reste, sa beauté.

    Blog Imrama ( Source )
  • L’écriture est très belle. Il y a comme une musique (russe ?), suivies de respirations, avec des envolées, des passages poétiques et même des silences.

    L’Affranchi ( Source )
  • Pour son troisième roman, Jean-Félix de La Ville Baugé nous entraîne dans la chute d’un grand-duc de Russie.

    Jour de France ( Source )
  • Je ne sais pas pourquoi j’écris.

    Féminin ( Source )

nous deux dans un chalet en
Autriche, dans un vieux lit,
tout mou, avec un trou au
milieu, je chanterai, comme
pour ton anniversaire, juste
pour toi, nous regarderons
les chamois, je m’habillerai
en Autrichienne, ça fera
ressortir mes seins, tu as
toujours aimé mes seins, je
ne mettrai pas de culotte,
tu me regarderas avec ton
sourire au-dessus de la
couverture, tu boiras du café,
tu mangeras des croissants,
non, les croissants c’est pour
les Français, tu mangeras
des saucisses, non, pas
des saucisses ! tu grignoteras
des gâteaux, voilà,

des petits gâteaux, avec tes mains de
la côte Est, on ira se promener dans
la montagne, je serai bronzée, tu
étendras ton manteau sur la neige,
tu diras : « mademoiselle Monroe
daignerait-elle poser ses petites
fesses ici ? », tu sais très bien
qu’elles ne sont pas petites !

je me sentais laide au bord de la
piscine, les autres filles étaient
tellement jolies, tu m’as demandé :
« mademoiselle a du chagrin ? »,
je ne t’avais pas vu arriver,
qu’est-ce que tu voulais que je
réponde ? que je pensais devenir
une star, qu’un studio m’avait
fait un contrat, que j’avais été
deux fois figurante, que personne
ne m’appelait, que j’allais finir
serveuse dans un diner

je voyais tes chevilles
bronzées
dans tes mocassins bleus
mes grosses cuisses s’étalaient
sur la marche, pourtant
elles étaient plus minces que
maintenant, je recourbais mes
pieds pour que tu ne les voies
pas, tu t’es assis à côté de moi :

‒ qu’est-ce que vous faites de
beau dans la vie ?
‒ actrice…
tu ne disais rien
‒ oh vous savez c’est tout
simple ! on arrive sur le
plateau, on déclame sa
phrase et on repart !
ma voix de petite fille qui
montait
tu étais si calme

tu as dit : « un peu mannequin
aussi… », tu as souri, j’ai ri
bêtement, tu avais le magazine
à la main, c’est moi qui l’avais
laissé sur le transat, tu sais
la photo de couverture où je
marche de dos dans la rue, on
voit ma jupe rouge, plissée,
courte, qui commence à
s’envoler, mes ballerines bleu
clair, mon mollet tendu, bronzé,
ma petite veste bleu marine, mes
cheveux mouillés en arrière,
striés, l’eau fait des mèches
brunes, on a l’impression que
je vais me retourner…

tu as commencé à le
feuilleter, je ne trouvais pas
ça très chic
tu tournais les pages
calmement
puis tu revenais à la
couverture

‒ et si nous allions nous
promener…
‒ nous promener ?
ma voix idiote
‒ nous promener, oui… sur
la plage…
‒ sur la plage ?
ma voix encore plus idiote
tu te souviens, ensuite, sur la
plage ? mon maillot m’allait
à merveille, au début de la
plage les gens avaient sifflé,
les hommes s’étaient levés,
certains avaient applaudi,

tu leur avais fait un signe
de la main, tu avais l’air de
trouver ça normal, nous
étions seuls au bout de la
plage, je ne savais même pas
qui tu étais, j’avais entendu
dire qu’il y aurait un jeune
sénateur mais il y avait tant
d’histoires sur les invités,
c’est quand tu as dit « au
sénat » que j’ai compris mais
c’était déjà le soir

j’avais déjà fermé les yeux
tu avais déjà mis ta main sur
mon cou
le matin je faisais semblant
de dormir, tu soufflais sur
le bas de mon dos
je sentais tes yeux fixés sur
les deux petits creux
à droite et à gauche
juste au-dessus de mes fesses
je les sentais monter sur mes fesses
redescendre sur mes cuisses
chercher mes pieds
heureusement cachés par
la couette

remonter sur mes cuisses
sur mes fesses
s’arrêter dans les creux
je sentais mon corps
menu
enfoncé dans cette grande
couette
je me suis mise à sourire
tu ne le voyais pas
tes yeux restaient fixés
sur les creux

j’ai fait mine de me réveiller
j’ai fait « hum… »
tu n’as pas entendu
la plus belle fille du monde fait hum et tu ne l’entends pas !
je n’étais pas encore la plus
belle fille du monde
j’ai failli dire : « oh, hé,
je suis là ! »
je n’ai rien dit
j’ai fait : « pfff »
tu as tourné la tête :

‒ mademoiselle a bien
dormi ?
‒ mademoiselle a très
bien dormi et monsieur
le sénateur ?
tu te rappelles ma voix ?
comme elle était cassée
comme elle se réveillait
tu as souri : « monsieur
le sénateur a très bien
dormi »
je n’avais pas dormi une
minute, je t’avais regardé
toute la nuit, tes lèvres
en w, ta clavicule bronzée
qui se soulevait…

j’ai quitté le tournage pour venir
chanter à ton anniversaire, j’ai perdu
mon contrat, j’ai traversé le pays, j’ai
répété pendant deux jours, j’ai essayé
ma robe pendant deux jours, on me l’a
cousue à même la peau, j’avais grossi,
j’ai pas mal chanté, j’avais pris trop de
pilules, je m’endormais, c’était nul, on
n’entendait rien, je murmurais, ce que
je pouvais être mal, j’ai cru que j’allais
m’évanouir après Happy Birthday… to
you… le public adore quand je vais mal,
pourquoi j’ai grossi ? je ne mange pas
plus, je ne bois pas plus, je fais plus
de lavements, plus de piqûres, enfin…

je suis tout de même pas mal,
des vergetures sur les fesses,
sur le côté, j’en avais jamais
eues, le plus beau cul de la
profession, tu parles ! […]

  • Le romancier fait revivre une Marilyn Monroe encore plus vraie. (…) Original et émouvant, ce livre est un voyage intérieur dans le monde de l’une des plus belles icônes qui continue de faire courir la terre entière…

    Paris Match ( Source )
  • Cette voix, envoutante ô combien, qui, tantôt susurre, tantôt pleure, s’exalte, s’ennuie, se désespère, chante happy birthday; qui toujours clame son amour exclusif, est celle de Marilyn Monroe. Elle laisse son interlocuteur, JFK, silencieux. Le fantôme de l’absent vient néanmoins occuper tout l’espace et la jolie voix de Marilyn, par la plume délicate de JFVB, […]

    Frédéric Airy, Librairie Lavocat, Paris ( Source )
  • J’ai essayé d’être à l’intérieur du corps blindé de drogues et d’alcool de la plus jolie fille du monde.

    Interview de l’auteur ( Source )

La campagne anglaise. Ses verts de toutes les couleurs. La veille du départ du pensionnat. Pourquoi la veille ? Je ne saurai jamais. Tout le monde dormait. Il s’est glissé dans mon lit. Ou pas glissé. Je ne saurai jamais puisque je dormais. Ses mains sur le haut de mon dos. Ses mains froides sur le haut de mon dos chaud. Puis ses mains chaudes sur mes fesses froides. J’ai toujours les pieds et les fesses froids. Il paraît que c’est de famille. Ça ne fait pas mal, ça me soulage à l’endroit où ça me gratte. Souvent je me mettais le doigt là quand ça me grattait. Ça me fait mal. Puis la douleur fait place à un va-et-vient agréable et très vite un lac de montagne se répand en moi.

La cloche sonne et me réveille. Je m’étais rendormi.

Dans le train, je frissonnais en sentant ses mains sur mon dos. Mes petits camarades du compartiment se portaient bien, cravates nouées, lacets serrés.

Gare du Nord, tout est normal. André m’attend, casquette et gants noirs prêts à prendre mes valises. Maman l’a accompagné.
– Mon chéri, comment vastu ?
– Ça va bien. Tout est normal.
Tout est calme. Tout est riche. Bien sûr que mon chéri va bien. Comment n’irait-il pas bien, il s’est juste fait défoncer le cul à douze ans par un surveillant qui ne l’avait jamais regardé. Mais sinon, tout va bien. Personne ne le sait. Il n’en parlera pas. Il ira mettre un bermuda noir pour le dîner. Le gris est un peu débraillé.

[…]

  • Le plus terrifiant sans doute étant l’absence de paroles, venant d’un homme que l’on aime.

    Le Monde ( Source )
  • Son premier roman « Entre deux cils » était un livre surprenant. Son second l’est encore plus. Très court mais terrible.

    Le Canard enchaîné ( Source )
  • Cette confession provoque un profond malaise parce qu’elle nous entraîne dans un troublant jeu de miroirs. C’est un livre qu’on lit d’une traite et qu’on reçoit comme un coup de poing.

    Elle ( Source )
  • L’auteur a beaucoup à dire et le dit vite et haut dans ce petit livre dont l’expression est si personnelle et si prenante, si douloureuse, si dépouillée qu’on ne peut qu’admirer l’artiste.

    Télé Z ( Source )
  • Avec une remarquable économie de mots, l’auteur va droit au but, fouille la douleur, la dissèque, l’expose, et réussit un roman qui prend aux tripes avec une puissance cinglante. Troublant mais talentueux.

    Psychologie ( Source )
  • Monologue violent très retenu. Un roman bref mais qui marque.

    Biba
  • Un roman qui fait froid dans le dos.

    Patrick Poivre d’Arvor, Marie-France
  • Le thème ne supporte pas les extravagances de langage.

    La Presse de la Manche
  • Le silence peut étouffer.

    La libre Belgique ( Source )
  • Tragédie du refus de savoir, ce très courts roman résonne comme un cri silencieux.

    L’Essor sarladais ( Source )
  • La violence affleure sous le calme d’une ironie cinglante.

    Le Maine libre ( Source )
  • Ecriture directe, précise.

    Le journal de la Haute-Marne ( Source )

Depuis votre regard chez Angelina, je veux que vous compreniez. Que vous compreniez tout. Alors je vais vous raconter. Tout vous raconter.

Vous vous souvenez sûrement du moment où je vous l’ai annoncé, il devait être dix heures, la nuit s’apprêtait à tomber sur la villa des Falaises, et le silence du soir que j’aimais tant encourageait les confidences.
Je m’approchai de vous. Vous arrachiez les mauvaises herbes des pots de pétunias. Je m’assis sur le rebord en pierre du jardin, les yeux tournés vers les falaises de sable rouge que la terre a éternué là. Je ne voulais pas vous regarder ni voir la peine voiler votre visage :

— Vous savez… Je vais partir au Cambodge, vous avais-je dit un peu gêné.
— Au Cambodge. Comme ça ? Au Cambodge, m’aviez-vous répondu, intriguée.
Je tentai de vous persuader mais vous l’étiez déjà par mes yeux, des yeux grisés, brillants. Je restai silencieux quelques instants… Vous aussi… Vous m’avez regardé… Je revois votre regard… Il y avait de l’inquiétude, de la fierté et beaucoup de tendresse. Je vous assourdis de paroles, les Khmers rouges, les morts, le sang, les milliers de réfugiés parqués dans des camps à la frontière thaïlandocambodgienne, et cette association humanitaire, Une voix pour le Cambodge, qui cherchait un nouveau représentant…
Pourquoi suis-je parti à ce moment-là ? J’avais une belle gueule, de l’argent, des diplômes, mais je m’ennuyais… Les études sont des batailles où l’on ne saigne pas, et après sept ans je voulais saigner. La tête bourrée des Mémoires d’outre-tombe, du Mémorial de Sainte-Hélène et du Chevalier Des Touches, vous vous souvenez, je disais que je serais célèbre… La politique, l’humanitaire, la guerre, l’écriture, je n’avais pas encore choisi mais, un jour, je foulerais le tapis des réceptions où un frisson de « C’est lui » parcourrait les convives.

Vous avez vu à quelle célébrité m’ont mené mes rêves de grandeur.

J’avais atterri à l’aéroport d’Arane, en Thaï- lande. Le représentant de l’association que je devais remplacer m’attendait. Des cheveux blonds et courts, une voix sèche et un menton volontaire. Il prit mes valises et les jeta dans une vieille Land Rover beige.
— Moi c’est Philippe, enchanté, bien dormi, pas trop fatigué ? me demanda-t-il sans attendre de réponse. Je repars après-demain en France et il faut que je t’aie présenté à tout le monde. Tu vas voir, ce n’est pas très compliqué. L’association s’occupe d’un orphelinat de cinquante enfants situé au milieu du camp de réfugiés. Pour la plupart, leurs parents ont été massacrés par les Khmers rouges. On a une demi-heure de route avant d’arriver dans le camp.
— Oui, dis-je pour montrer que je suivais, mais je ne suivais rien du tout. Je fixais les mers de rizières vertes, d’un vert chaud et dense, un vert ruisselant qui attrape le regard, un vert plein de jaune.
— Il faut diriger cet orphelinat et le faire visiter aux diplomates ou aux expatriés qui le désirent. En fait, tu fais ce que tu veux, tu es seul ici. Le président est bien tranquille à Paris et il ne vient jamais. Il se contente de virer cinq cents dollars chaque mois. Bon, moi je m’occupais aussi de rechercher des orphelins dans le camp. Je passais peu de temps avec eux, c’est pas mon truc quoi, je suis un pro et il faut des pros dans ce métier…
Il s’arrêta quelques instants pour présenter ses papiers à des policiers qui barraient la route.
— Tu vois, là, on arrive. On passe la frontière, le camp est à cheval sur la Thaïlande et le Cambodge. Je t’ai fait faire un laissez-passer. Les policiers thaïs sont des cons mais on s’y fait. On va entrer dans le camp pour que je te montre l’orphelinat. Ça n’arrête pas d’augmenter, chaque jour il en arrive de nouveaux. En 1979, quand les Vietnamiens ont envahi le Cambodge, il y avait quelques milliers de Cambodgiens réfugiés ici. Aujourd’hui, ils sont plus de cent mille… Cent mille en dix ans ! Tu vois le boulot ?
Je me disais qu’il fallait que je l’écoute attentivement mais j’avais si chaud. La chaleur étouffante et humide s’était jetée sur moi dès la sortie de l’aéroport, et la ventilation défaillante de la voiture faisait perler la sueur sur mon nez, mes mollets et mon dos. Je sentais les gouttes naître l’une derrière l’autre sur mon front puis glisser sur mes narines et s’écraser au sommet de mes lèvres. Je fixais avec des yeux grands ouverts ces milliers de cabanes de quatre mètres carrés en feuilles de bananiers dont sortaient deux, trois, quatre, dix enfants qui agitaient frénétiquement les bras en hurlant « Hello ! Hello ! Hello ! » sur le passage de la voiture.
Vous me demandiez souvent dans vos lettres à quoi ressemblait le camp. Il ne ressemblait à rien. Un champ, un immense champ, un carré de dix kilomètres sur dix kilomètres râpé par le soleil, quelques bâtiments en dur : l’hôpital, l’orphelinat de l’association, le commissariat principal, des pistes vérolées de trous de plus d’un mètre, les voitures de la police thaïlandaise ou des organisations humanitaires, quelques chars. Partout des femmes, des enfants, des hommes qui marchent pour aller je ne sais où. Et à perte de vue, sur les flancs des collines, devant moi, derrière moi, des cabanes dont les plus fortunées s’habillaient d’une bâche, mouchoir de plastique bleu qui ne sécherait aucune larme.
— Là, nous sommes en pleine saison sèche, mais, de juin à octobre, en quelques minutes les cahutes sont inondées, le vent arrache les toits, ils dégustent, les cocos. Enfin… m’avait dit Philippe d’un air résigné.
La voiture slalomait lentement entre les trous, j’essayais de voir l’intérieur des cabanes et découvrais parfois quelques hommes au sourire figé, attablés derrière un nuage de fumée trop blanche pour émaner d’une cigarette. Philippe s’arrêta devant une grande maison de bois et des dizaines d’enfants accoururent en se battant pour être celui qui ouvrirait ma portière.
Je l’ouvris. Ils s’immobilisèrent tous d’un seul coup et se turent en baissant la tête. Je restai debout sur le marchepied, saisi par le silence et le recueillement de ce parterre de têtes inclinées… Mes jambes m’entraînèrent vers eux. Je tentai de répondre aux têtes qui se baissaient et aux mains qui se dressaient jointes et droites devant les bouches, par une maladroite inclinaison de mon dos fatigué. Je caressai même quelques chevelures. Les enfants me regardèrent effarés. J’ignorais que les visages sont sacrés, que seul Bouddha effleure les têtes et que mes mains venaient de violer une des plus anciennes coutumes khmères.
Ce que ces enfants sont beaux ! me dis-je sans rien remarquer de leur émoi.
Philippe m’emmena tout de suite faire le tour des bâtiments en me présentant les surveillants, les monitrices, la cuisinière.
— Voilà, tu connais le programme de l’association, désolé, c’est un peu rapide mais dans deux heures on a mon dîner d’adieu, demain on visite toutes les organisations avec lesquelles tu vas travailler, et après-demain je serai parti. Je t’emmène à Arane maintenant, c’est la ville thaïlandaise la plus proche du camp, où les expatriés habitent. J’y loue une maison et si tu veux la reprendre, elle est très agréable, bien située, enfin, tu verras. On ne croule pas sous les distractions… Deux bars corrects, un hôtel où on peut voir quelques navets, enfin, c’est comme dans l’armée, on s’y fait.
Je n’entendais pas la moitié de ce que Philippe me disait, je tentais de me concentrer sur ses paroles mais tous mes sens étaient happés par ce grouillement d’enfants, de porcs, de caniveaux et d’ordures, le long de ces boulevards de misère et d’ennui.

Voilà comment s’est passée ma première journée au Cambodge. Je vous l’avais déjà racontée mais beaucoup plus brièvement. J’essaie de ne rien oublier car vous devez comprendre et pour comprendre, vous devez savoir.

[…]