Quand le médecin m’a expliqué qu’il allait me retirer une tumeur sur le nerf auditif, les souvenirs sont revenus d’un coup. J’ai pris mes affaires, je l’ai salué, je crois, j’espère, je me suis retrouvée sur l’avenue de Lausanne, j’ai marché jusqu’au lac. Dès que je ralentissais, les souvenirs se rapprochaient comme des boules de neige ou de tissu très lourdes qui allaient m’écraser. Devant le port de plaisance, j’ai senti qu’ils allaient me jeter dans l’eau, me noyer entre les voiliers.
La petite voix réapparut à cet instant. Comme vingt-huit ans auparavant, elle me dit : «Marche.»
J’ai accéléré le pas. Je ne cessais de me répéter : «Je raconte tout à Jérôme en arrivant à la maison…»
Je m’arrêtai sur un sentier de sable alors qu’il faisait nuit. J’avais dû marcher des heures. Je rebroussai chemin. Je retrouvai l’avenue du Lac, le pont, la maison.
Tu étais dans le salon. Je t’ai raconté le médecin, la tumeur, l’opération, les risques. J’ai ouvert la bouche pour te dire ce que je te cache depuis vingt-huit ans, mais j’ai senti ma peau glisser au bas de mes joues.
Tu as très bien vu. Tu es resté silencieux. Ton sourcil gauche s’est levé très haut. Ta bouche s’est abaissée sur la droite. Ton sourire en diagonale. Depuis le premier jour, ton sourire tient les souvenirs en respect.
Tu m’as raconté l’histoire de cet ambassadeur de France alcoolique qui se prenait pour le roi de Zambie mais je ne sais même pas où est la Zambie ! Et comme depuis vingt-huit ans, j’ai pensé à autre chose. J’ai même bien dormi cette nuit-là.
Le lendemain matin, les souvenirs revenaient. Tu l’as très bien vu. Tu m’as lancé :
— Je pourrais prendre ma matinée et on va se promener?
— Non, j’ai des trucs là, Jérôme…
— Ah très bien, à ce soir alors, mon amour. Je ne t’ai pas répondu. Les souvenirs insistaient.
Tu as fait une nouvelle tentative :
— Sinon, on pourrait aller retourner les plates-bandes du potager?
— Non, Jérôme, je te promets, ça va.
— Ok Ok, à ce soir, mademoiselle.
— Oui, oui.
Je devais être seule. C’est là qu’est apparue l’idée : si je ne parvenais pas à te le dire, il fallait te l’écrire.
Je me suis installée devant le bureau de ta mère mais, avant de commencer, j’ai appelé Jean. Il gardera ce texte dans le coffre de son étude et ne te le remettra que si l’opération se passe mal.
Depuis, chaque matin, je m’y mets. J’ai même un petit cérémonial. Je m’assois devant le bureau. Je taille un, deux, trois crayons. Je regarde la vue… J’ai besoin de cette vue pour commencer.
Le plus souvent, il y a ce brouillard sur le lac, surtout ces derniers jours, il fait comme un cocon autour de la maison. Autour de moi. Comme la terre sur mes paupières.
Je regarde le garage. J’aime ce garage. C’est drôle, dans cette maison, les gens admirent les colonnes ou la terrasse en bois, moi c’est ce vieux garage en pierre qui s’enfonce dans le gazon. Je regarde ses murs épais, sa grande porte… et les souvenirs reviennent.
Mon père avait tout le temps peur pour moi. Chaque matin, il me répétait : «Ne traîne pas en allant à l’école, ne parle à personne. Si on t’adresse la parole, réponds toujours poliment. Si on te traite de sale Tutsie ou de cancrelat, ne réponds rien. Dès que la classe est finie, rentre, rentre vite.»
Il m’avait expliqué que, depuis 1990, la guerre entre le Front Patriotique Rwandais tutsi emmené par Kagame et l’armée rwandaise aux mains des Hutus faisait rage. Le FPR contrôlait la moitié du pays et occupait des positions à quatre-vingts kilomètres de Kigali. La tension ne cessait de monter.
Il insistait à chaque fois : «Nous n’avons rien à voir avec ce FPR… On entend de plus en plus que les Tutsis vont rétablir la monarchie, asservir de nouveau les Hutus… ça ne nous apportera rien de bon…»
Ma mère n’avait pas l’air de réaliser. Elle s’était découvert une nouvelle passion : le tricot. Elle tricotait des pulls, des jupes, des napperons, dont nous n’avions nul besoin. Quand la laine se mit à manquer, elle continua à tricoter. Elle restait le plus souvent dans la maison, entrechoquant ses aiguilles sans fil.
Quand Papa emmenait ses vaches pâturer, il ne voulait pas me laisser avec maman à la maison : «Encore ta mère, je ne crois pas qu’ils lui fassent grand-chose, mais toi…» Dès qu’il partait, j’allais vivre chez sa sœur, Honorine. J’en étais très heureuse, je n’aimais pas me retrouver seule avec maman et le clic clic de ses aiguilles.
Les Hutus cachaient de moins en moins leurs sentiments. Le professeur de physique, quand l’un des élèves tutsis osait poser une question, se tournait vers lui d’un air de dire : «Mais tu es encore là ?… » Il ne lui répondait jamais.
À la sortie des cours, des élèves hutus nous lançaient en riant : «Bientôt vous ne serez plus là ! Ha, ha, ha ! Bientôt! Bientôt!»
Dans les mois qui précédèrent le génocide, mon père se mit à écouter la Radio Mille Collines des extrémistes hutus et à lire leur journal : Kangura.
Ils serinaient les mêmes choses : «Les Hutus sont le peuple originel du Rwanda… Les Tutsis sont arrivés bien plus tard de leur vallée du Nil… Ils ont colonisé les Hutus pour en faire leurs esclaves… Les Tutsis n’ont jamais digéré que les Hutus prennent le pouvoir de la nouvelle République il y a trente ans, ils tentent de le récupérer par tous les moyens… Ils ont échoué jusqu’à maintenant mais aujourd’hui le FPR a conquis la moitié du pays… Les Tutsis arrivent… S’ils triomphent, ils voleront de nouveau la terre des Hutus, ils les réduiront en esclavage, c’est dans leur nature, c’est un peuple d’aristocrates, ils ont asservi les Hutus pendant quatre siècles – certains chroniqueurs allaient jusqu’à huit –, ils veulent les asservir de nouveau, ils méprisent les Hutus. La preuve : quand les vaches des Tutsis viennent paître sur des parcelles hutues, ils ne viennent pas s’excuser, ils se taisent de toute leur hauteur… ils complotent… ils approchent… Tout Tutsi est complice du FPR…
Tout Hutu qui pactise avec les Tutsis est complice du FPR… Les ennemis sont partout… Si nous ne sommes pas vigilants, si nous ne les combattons pas, ils triompheront de nous, nous perdrons nos terres, et le pouvoir des rois tutsis reviendra…»
Nous ignorions que certains, dans les partis politiques, les universités, les ministères, au palais présidentiel, doutant d’une victoire sur le FPR, avaient trouvé le moyen de régler le problème une fois pour toutes : supprimer tous les Tutsis.