Depuis votre regard chez Angelina, je veux que vous compreniez. Que vous compreniez tout. Alors je vais vous raconter. Tout vous raconter.
Vous vous souvenez sûrement du moment où je vous l’ai annoncé, il devait être dix heures, la nuit s’apprêtait à tomber sur la villa des Falaises, et le silence du soir que j’aimais tant encourageait les confidences.
Je m’approchai de vous. Vous arrachiez les mauvaises herbes des pots de pétunias. Je m’assis sur le rebord en pierre du jardin, les yeux tournés vers les falaises de sable rouge que la terre a éternué là. Je ne voulais pas vous regarder ni voir la peine voiler votre visage :
— Vous savez… Je vais partir au Cambodge, vous avais-je dit un peu gêné.
— Au Cambodge. Comme ça ? Au Cambodge, m’aviez-vous répondu, intriguée.
Je tentai de vous persuader mais vous l’étiez déjà par mes yeux, des yeux grisés, brillants. Je restai silencieux quelques instants… Vous aussi… Vous m’avez regardé… Je revois votre regard… Il y avait de l’inquiétude, de la fierté et beaucoup de tendresse. Je vous assourdis de paroles, les Khmers rouges, les morts, le sang, les milliers de réfugiés parqués dans des camps à la frontière thaïlandocambodgienne, et cette association humanitaire, Une voix pour le Cambodge, qui cherchait un nouveau représentant…
Pourquoi suis-je parti à ce moment-là ? J’avais une belle gueule, de l’argent, des diplômes, mais je m’ennuyais… Les études sont des batailles où l’on ne saigne pas, et après sept ans je voulais saigner. La tête bourrée des Mémoires d’outre-tombe, du Mémorial de Sainte-Hélène et du Chevalier Des Touches, vous vous souvenez, je disais que je serais célèbre… La politique, l’humanitaire, la guerre, l’écriture, je n’avais pas encore choisi mais, un jour, je foulerais le tapis des réceptions où un frisson de « C’est lui » parcourrait les convives.
Vous avez vu à quelle célébrité m’ont mené mes rêves de grandeur.
J’avais atterri à l’aéroport d’Arane, en Thaï- lande. Le représentant de l’association que je devais remplacer m’attendait. Des cheveux blonds et courts, une voix sèche et un menton volontaire. Il prit mes valises et les jeta dans une vieille Land Rover beige.
— Moi c’est Philippe, enchanté, bien dormi, pas trop fatigué ? me demanda-t-il sans attendre de réponse. Je repars après-demain en France et il faut que je t’aie présenté à tout le monde. Tu vas voir, ce n’est pas très compliqué. L’association s’occupe d’un orphelinat de cinquante enfants situé au milieu du camp de réfugiés. Pour la plupart, leurs parents ont été massacrés par les Khmers rouges. On a une demi-heure de route avant d’arriver dans le camp.
— Oui, dis-je pour montrer que je suivais, mais je ne suivais rien du tout. Je fixais les mers de rizières vertes, d’un vert chaud et dense, un vert ruisselant qui attrape le regard, un vert plein de jaune.
— Il faut diriger cet orphelinat et le faire visiter aux diplomates ou aux expatriés qui le désirent. En fait, tu fais ce que tu veux, tu es seul ici. Le président est bien tranquille à Paris et il ne vient jamais. Il se contente de virer cinq cents dollars chaque mois. Bon, moi je m’occupais aussi de rechercher des orphelins dans le camp. Je passais peu de temps avec eux, c’est pas mon truc quoi, je suis un pro et il faut des pros dans ce métier…
Il s’arrêta quelques instants pour présenter ses papiers à des policiers qui barraient la route.
— Tu vois, là, on arrive. On passe la frontière, le camp est à cheval sur la Thaïlande et le Cambodge. Je t’ai fait faire un laissez-passer. Les policiers thaïs sont des cons mais on s’y fait. On va entrer dans le camp pour que je te montre l’orphelinat. Ça n’arrête pas d’augmenter, chaque jour il en arrive de nouveaux. En 1979, quand les Vietnamiens ont envahi le Cambodge, il y avait quelques milliers de Cambodgiens réfugiés ici. Aujourd’hui, ils sont plus de cent mille… Cent mille en dix ans ! Tu vois le boulot ?
Je me disais qu’il fallait que je l’écoute attentivement mais j’avais si chaud. La chaleur étouffante et humide s’était jetée sur moi dès la sortie de l’aéroport, et la ventilation défaillante de la voiture faisait perler la sueur sur mon nez, mes mollets et mon dos. Je sentais les gouttes naître l’une derrière l’autre sur mon front puis glisser sur mes narines et s’écraser au sommet de mes lèvres. Je fixais avec des yeux grands ouverts ces milliers de cabanes de quatre mètres carrés en feuilles de bananiers dont sortaient deux, trois, quatre, dix enfants qui agitaient frénétiquement les bras en hurlant « Hello ! Hello ! Hello ! » sur le passage de la voiture.
Vous me demandiez souvent dans vos lettres à quoi ressemblait le camp. Il ne ressemblait à rien. Un champ, un immense champ, un carré de dix kilomètres sur dix kilomètres râpé par le soleil, quelques bâtiments en dur : l’hôpital, l’orphelinat de l’association, le commissariat principal, des pistes vérolées de trous de plus d’un mètre, les voitures de la police thaïlandaise ou des organisations humanitaires, quelques chars. Partout des femmes, des enfants, des hommes qui marchent pour aller je ne sais où. Et à perte de vue, sur les flancs des collines, devant moi, derrière moi, des cabanes dont les plus fortunées s’habillaient d’une bâche, mouchoir de plastique bleu qui ne sécherait aucune larme.
— Là, nous sommes en pleine saison sèche, mais, de juin à octobre, en quelques minutes les cahutes sont inondées, le vent arrache les toits, ils dégustent, les cocos. Enfin… m’avait dit Philippe d’un air résigné.
La voiture slalomait lentement entre les trous, j’essayais de voir l’intérieur des cabanes et découvrais parfois quelques hommes au sourire figé, attablés derrière un nuage de fumée trop blanche pour émaner d’une cigarette. Philippe s’arrêta devant une grande maison de bois et des dizaines d’enfants accoururent en se battant pour être celui qui ouvrirait ma portière.
Je l’ouvris. Ils s’immobilisèrent tous d’un seul coup et se turent en baissant la tête. Je restai debout sur le marchepied, saisi par le silence et le recueillement de ce parterre de têtes inclinées… Mes jambes m’entraînèrent vers eux. Je tentai de répondre aux têtes qui se baissaient et aux mains qui se dressaient jointes et droites devant les bouches, par une maladroite inclinaison de mon dos fatigué. Je caressai même quelques chevelures. Les enfants me regardèrent effarés. J’ignorais que les visages sont sacrés, que seul Bouddha effleure les têtes et que mes mains venaient de violer une des plus anciennes coutumes khmères.
Ce que ces enfants sont beaux ! me dis-je sans rien remarquer de leur émoi.
Philippe m’emmena tout de suite faire le tour des bâtiments en me présentant les surveillants, les monitrices, la cuisinière.
— Voilà, tu connais le programme de l’association, désolé, c’est un peu rapide mais dans deux heures on a mon dîner d’adieu, demain on visite toutes les organisations avec lesquelles tu vas travailler, et après-demain je serai parti. Je t’emmène à Arane maintenant, c’est la ville thaïlandaise la plus proche du camp, où les expatriés habitent. J’y loue une maison et si tu veux la reprendre, elle est très agréable, bien située, enfin, tu verras. On ne croule pas sous les distractions… Deux bars corrects, un hôtel où on peut voir quelques navets, enfin, c’est comme dans l’armée, on s’y fait.
Je n’entendais pas la moitié de ce que Philippe me disait, je tentais de me concentrer sur ses paroles mais tous mes sens étaient happés par ce grouillement d’enfants, de porcs, de caniveaux et d’ordures, le long de ces boulevards de misère et d’ennui.
Voilà comment s’est passée ma première journée au Cambodge. Je vous l’avais déjà racontée mais beaucoup plus brièvement. J’essaie de ne rien oublier car vous devez comprendre et pour comprendre, vous devez savoir.
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